Des fleurs sanglantes germaient sur son corps, fanaient sur son visage, glissaient dans ses yeux et de ses lèvres. Il n’était plus qu’un amas de chair et d’os aux grincements sinistres, suintant de pus autant qu’il était bardé de cendres. Ce qu’il restait de son armure cliquetait à chacun de ses pas, parasitait son ouïe avec le crépitement des braises et l’averse furieuse.
Il s’arrêta au seuil de ce qui fut son foyer. Ce chez-lui pour lequel il respirait encore.
Pour la première fois depuis le début de sa traversée, il leva la tête et ne trouva rien de ce qu’il espérait revoir ; il ne vit qu’une étendue de ruines et de misère. La pluie engluait les cadavres dans la boue et les débris fumants d’une ville qui, autrefois, avait un nom et un visage. Désormais aussi défigurée que le revenant qui la foulait, elle avait été rasée par une vague saturée de dépouilles.
Incapable d’avancer davantage, il déglutit avec peine, puis pencha la tête en arrière. Un temps, il espéra que le ciel lui dirait un mot, mais il ne faisait que pleurer. Ses larmes embrassèrent les siennes. Entre les nuages épais, le Soleil Kyoree suffoquait. Sa lumière vacillait dangereusement. Il était presque mort, les Gardiens aussi.
Du monde d’avant, il ne demeurait que des débris d’os, de bois et d’acier.
Même s’il avait la furieuse envie de rester là, à prier un dieu qui ne l’entendait plus, il reprit sa marche. À quelques rues de là, elles l’attendaient.
Son pied abîmé, dont la couleur noirâtre ne l’inquiétait plus, traînait presque derrière lui, mais il continua à avancer. Il continua, même lorsqu’il piétina le corps d’un inconnu. Peut-être d’un ami, en fin de compte. Son état de décomposition était trop avancé pour le savoir.
Il était parti depuis trop longtemps pour distinguer les visages de ses alliés de ceux de ses ennemis.
Un peu plus loin, il reconnut finalement un homme à moitié enseveli. Il pensait l’avoir oublié, mais il se rappela son nez épaté qui contrastait avec ses traits fins, ses yeux d’ordinaire cuivrés désormais brumeux.
— Barjavyl… murmura-t-il.
Son voisin et vieil ami, à qui il avait dit adieu en dernier, ne répondit rien. Réduit à un tas d’os à peine couvert de chair, il gardait la bouche entrouverte. Les morts ne parlaient pas.
Il reprit sa route. Son talon écrasa une boîte crânienne qui céda dans un craquement sec. On aurait dit un caquètement moqueur dont il ne se formalisa pas. Il avait suffisamment goûté à la guerre pour être habitué à sa saveur infecte.
Plus il approchait de sa maison, plus la boue l’absorbait. Avec un râle comparable au grondement du tonnerre, il parvint à s’en dégager. Une épée émoussée dans le sol érafla sa cheville. Il ne cilla pas. Une lame l’aurait traversé qu’il ne l’aurait même pas sentie.
Lorsqu’il releva la tête, il la vit enfin ; sa maison de laquelle s’envolaient la bonne odeur du pain chaud, les rires innocents de sa fille et les couleurs vives de l’existence. La cheminée libérait des volutes de fumée blanche. Tout autour de la chaumière, une étendue verdoyante embrassait un ciel où s’épanouissaient des nuages clairs.
Un éclair fila. L’image se déchira pour rendre au ciel sa teinte grisâtre et ne laisser de la bâtisse qu’un champ de ruines brûlantes.
Un hoquet de stupeur le surprit. Animé par la panique, il se précipita jusqu’à la maison. À l’intérieur s’éparpillaient bibelots usés, mobilier renversé et plancher aux lattes éclatées, comme si une créature géante était passée par-là.
— Je suis rentré, parvint-il à souffler d’une voix rocailleuse.
Personne ne lui répondit. Aussi vite qu’il le put, il traversa l’entrée, trébucha sur un conte pour enfants. Sa fille serait triste de voir son livre préféré si déchiré, mais elle n’aurait pas à le voir. Elle ne verrait plus rien, pas même que son père avait tenu sa promesse. Qu’il était rentré.
Ses genoux se dérobèrent juste devant sa fille. Que son épouse ait essayé de la protéger n’avait rien changé. Elles sentaient la mort. Toutes deux blotties l’une contre l’autre, elles témoignaient d’un amour lacéré à coups de poignard. Les insectes grouillaient entre les lambeaux de leur chair putréfiée, dans leurs os rongés et leurs muscles déjà atrophiés.
Il prit le visage de sa compagne en coupe, embrassa ses lèvres à moitié consumées. En la regardant avec espoir, il murmura, comme pour ne pas troubler son sommeil :
— Je… suis rentré…
Un autre éclair s’abattit dans le ciel. L’homme vit sa lumière miroiter sur la lame du poignard gisant au sol. C’était elle qui avait tué son épouse et son enfant. Lorsqu’il la tira péniblement, son raclement contre le sol le fit frémir.
— Pardonne-moi, hoqueta-t-il.
D’un geste sec, il se creva le cœur et vomit du sang. Sa main trouva la joue de sa fille. Ses yeux sertis dans un voile opaque le regardaient et lui criaient la douleur dont il était coupable.
Il s’écroula sur le sol humide. En vieille amie, la mort s’apprêtait à l’enlacer, lui aussi. Ses doigts, froids et filandreux, effleurèrent sa joue. Puis ils reculèrent, comme brusquement tirés en arrière.
Il rouvrit les yeux. Surgie de l’ombre, une voix caverneuse, qu’il pensait ne plus jamais entendre, gronda avec l’orage.
— Tu dois réparer l’erreur de ton frère. Répare-la, fils.
PROLOGUE
DU FÉAL SANS VISAGE


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